Lettre de George Sand à Alfred de Musset
Venise, 12 mai 1834
Non, mon enfant chéri, ces trois lettres ne sont pas le dernier serment de main de l'amant qui te quitte; c'est l'embrassement du frère qui te reste. Ce sentiment là est trop beau, trop pur et trop doux pour que j'éprouve jamais le besoin d'en finir avec lui. Que mon souvenir n'empoisonne aucune des jouissances de ta vie. Mais ne laisse pas ces jouissances détruire et mépriser mon souvenir. Sois heureux, sois aimé, comment ne le serais-tu pas? Mais garde-moi dans un petit coin secret de ton cœur et descends-y dans tes jours de tristesse pour y trouver une consolation ou un encouragement.
Aime donc, AlfredAime pour tout de bonAime une femme, jeune et belleEt qui n'ait pas encore aimé
Ménage-laEt ne la fait pas souffrirLe cœur d'une femmeEst une chose si délicate
Quand ce n'est pas un glaçon ou une pierreJe crois qu'il n'y a guère de milieuEt il n'y en pas non plusDans ta manière d'aimer
Ton âme est faite pour aimer ardemmentOu pour se dessécher tout à faitTu l'as dit cent foisEt tu as eu beau t'en dédire
Rien, rien n'a effacé cette sentence-làIl n'y a au monde que l'amourQui soit quelque chosePeut-être m'as-tu aimé avec peinePour aimer une autre avec abandon
Peut-être celle qui viendraT'aimera-t-elle moins que moiEt peut-être sera-t-elle plus heureuseEt plus aimée
Peut-être ton dernier amourSera-t-il le plus romanesque et le plus jeuneMais ton cœur, mais ton bon cœurNe le tue pas, je t'en prie
Qu'il se mette tout entierDans tous les amours de ta vieAfin qu'un jour tu puisse regarderEn arrière
Et dire comme moi :« J'ai souffert souventJe me suis trompé quelques fois...Mais j'ai aimé. »