Édith Piaf "Le Bel Indifférent" letra

Traducción al:en

Le Bel Indifférent

{Une pauvre chambre d’hôtel, éclairée par les réclames de la rue. Divan-lit. Gramophone. Téléphone. Petit cabinet de toilette. Affiches.Au lever du rideau, l’actrice est seule, en petite robe noire. Elle guette à la fenêtre et court à la porte surveiller l’ascenseur, puis elle vient s'asseoir près du téléphone, puis elle met un disque et l’arrête. Elle retourne au téléphone et forme un numéro.}

Allo, c’est vous Georgette ? Passez-moi Monsieur Totor. Si, trouvez-le. J’attendraiLe voilà ? Parfait ! Passez-le-moiTotor ? C’est toi ? C’est moi, ouiÉmile et en haut ? Non ?Tu l’as vu ? À quelle heure ? Et… et il était seul ? Et tu ne te doutes pas où il allait ? Il ne t’a rien dit ? Il était noir ?Oh, je ne suis pas inquiète, j’avais une chose urgente à lui dire, et j'arrive pas mettre la main dessusÇa marche ? Bravo ! Moi ? Oh, moi, après mon travail, je rentre, je suis morte.Mieux, plutôt mieux. Le docteur ? Si tu crois que j’ai du fric pour voir les docteurs.Non mais je me soigne, je rentre, je me coucheÉmile ? Émile et un ange. Il est parfait pour moi. Mais si, il va rentrer. Il ne me quitte jamais. Il devait avoir une affaireEnfin ça va. Je t’embrasse, hein. Allez, au revoirAu revoir Totor. Bonne chance

(Elle raccroche. Elle entend le bruit de l’ascenseur et va écouter à la porte. Le téléphone sonne, elle se précipite.)

Allo ! Ah ! C’est vous ! Votre frère ?Naturellement qu’il est là votre frère. Il est là, mais il est dans la salle de bains.Je vais l’appeler.Émile ! Émile ! Quoi ? Tu ne peux pas venir ? Charmant !Allo. Ce qu’il et grossier !Non. Il me crie qu’il est tout nu et que ce ne serait pas convenable au téléphoneSi je suis sûre qu’il est là ?Vous êtes folle, Simone. Naturellement qu’il est là !Ah, ce n’est pas ma faute s’il refuse de, de se déranger, de, de venirTa sœur trouve que tu pourrais te déranger !Ah, il a un vocabulaire choisi !Non, il est dans l’eau et il prétend rester dans l’eauJe vous redemanderai. C'est ça !

(Elle raccroche. — Entre les dents)

La garce !

(Elle reprend sa faction. Bruit d’ascenseur. Elle se précipite. On entend une autre porte. Silence. Elle s’appuie, debout, contre la porte, épuisée. Elle va à la pendule et avance les aiguilles. A mi-voix.)

C’est pourtant facile de téléphoner, de décrocher un appareil !

Elle regarde le téléphone et tout à coup se décide à mettre une cape. Bruit de clefs. Elle ôte la cape. Elle se précipite sur le divan et prend un livre. La porte s'ouvre Émile entre. C'est un magnifique gigolo, au bord de ne plus l’être. Il entre, et, pendant ce qui va suivre, se déshabillera, allant du cabinet de toilette à la chambre en sifflotant.

Ta sœur a téléphonéJ’ai dit que tu étais dans ton bainPas la peine qu’elle sache que tu n’étais pas rentré à l’hôtel, que tu traînais n’importe où. Elle aurait été trop contente ! Du reste, elle ne téléphonait que pour se rendre compte. Elle répétait "Vous êtes bien sûre qu’il est là ?"Quelle garce !Où étais-tu ?J’ai demandé chez Totor, on t’avait vu, mais on ne savait pas où tu étaisL’heure passe si vite ! Je lisais, je croyais que je venais de rentrer de mon travail et puis je regarde la pendule et je m’aperçois qu’il est une heure impossibleOù étais-tu ?

(Silence)

Parfait ! Tu ne veux pas répondre, comme d’habitude ! Ne réponds pas, mon bonhomme ! Ce n’est pas moi qui t’interrogerai, qui insisterai. Je ne suis pas de ces femmes qui font des interrogatoires et qui marchent sur vos talons jusqu’à ce qu’elles sachent ce qu’elles veulentAvec moi tu n’as rien à craindre !Je te demande où tu étais…Tu refuses de répondre ?La cause est entendue. Seulement, à l’avenir, moi, j’en prendrai à mon aise. Pendant que Monsieur se promène, j’irai où bon me semble, et je ne te rendrai pas de comptes. Ce serait trop facile, merci !Monsieur fait ce qu’il veut, et Madame doit rester enfermée à triple tour à l’hôtel !J’ai compris. Je ne comprenais pas, mais j’ai compris. Bonsoir messieurs-dames. Je rentrais comme une petite fille bien sage attendre Monsieur… Et Monsieur ne rentre pas ! Monsieur est tranquille, Monsieur sait que Madame est à l’hôtel, qu’elle dort. Alors Monsieur cavale ! Mais tout ça va changer. Dès demain, j’accepte les offres des types qui m’envoient des fleurs, des lettres, Champagne etcetera. Et Monsieur verra comme c’est drôle d’attendre. D'attendre toujours

Émile a passé sa robe de chambre, il se couche sur le lit, allume une cigarette et déploie un journal qui lui cache la figure.

Lis ton journal ! Lis ton journal, ou plutôt fais semblant de le lire. Rien ne m’empêchera de crier…

(on frappe à la cloison; elle continue plus bas)

…de crier ce que j’ai sur le cœurC’est très commode un journal. Derrière un journal, on se cache. Mais moi, derrière ce journal, je devine ta figure méchante et attentive, oui, mon cher, at-ten-tive !Je parlerai, je viderai mon sac ! Rien ne m’empêchera de vider mon sac !

(on frappe à la cloison)

Merde !

Lis ton journal, c’est si simple !Sais-tu ce que c'est, toi, que d’être malade, de s’en aller de la caisse ? Sais-tu ce que c’est que de rentrer vite chez soi, que d’espérer l’appui de la personne qu’on aime, et que de trouver la chambre vide et que d’attendre ?

Attendre ! Je la connais cette chambre. Si je la connais !Je connais les réclames rouges et vertes qui s’allument et qui s’éteignent et qui ont l’air de tics d’un vieux maniaqueJe connais les taxis qui font semblant de s’arrêter, qui ralentissent et qui passent. Et chaque fois, le cœur s’arrête de battreJe connais l’ascenseur qui monte à l’étage au-dessus ou qui s’arrête à l’étage au-dessous et le bruit des autres portesJe connais les aiguilles de la pendule qui filent à toute vitesse si on ne les regarde pas, et qui, si on les regarde, se glissent comme des voleurs, si lentement qu’on ne les voit pas remuer et qu’on croit que la pendule se trompeAttendre. Faire attendre, chez toi, c’est de l’art ! Un supplice chinois. Tu connais tous les trucs, tous les moyens les plus épouvantables de faire du mal et de nuire

Ce que j’ai attendu!Je compte jusqu’à mille, jusqu’à dix mille, jusqu’à cent mille. Je compte mes pas entre la fenêtre et la porte. Je combine des calculs pour que mes pas comptent le double. Je mets un disque. Je commence un livre et j’écoute. J’écoute avec toute ma peau comme les bêtes ! Et quelques fois je n’y tiens plus et je téléphoneJe téléphone dans une de ces sales boîtes où tu traînes, où tu dois torturer d’autres femmes. Et tu viens toujours de partir ! Et jamais on ne sait où tu es parti. Et la dame du lavabo qui prend une voix de mère-poule, une voix compatissante. Ah ! Celle-là, je la tuerais !

Du reste, il est possible que je te tue. On cite des femmes qui ont tué leur amant pour moins que ça. Attendre, attendre, attendre, attendre ! C'est à devenir folle, et ce sont les folles qui tuent !Après je me tuerai. Je ne supporterai pas de vivre sans toi. J’en suis certaine. Mais que veux-tu, c’est un réflexe !

Regarde, je parle, je parle, d’autres que toi jetteraient leur journal, me répondraient, s’expliqueraient ou me gifleraient. Toi, non ! Tu lis ton journal ou tu fais semblant de le lireJe donnerais cher pour voir ta figure derrière ce journalTa figure de diable. Une figure que j’adore et qui me donne envie de prendre un revolver et de te tirer dessus !

Écoute, Émile, cette nuit, j’ai décidé de tout te direJe crois qu'il vaut mieux qu'on se quitte

Si ! Tu es habitué à ce que je souffre en silence, à ce que je la boucle, mais la mesure est comble !À deux heures je m’étais promis, si tu rentrais, de me taire, d’être gentille, de me coucher, de faire comme si je dormais, comme si tu me réveillaisÀ deux heures dix, la torture des voitures et de l’ascenseur a commencéÀ deux heures un quart, ta sœur a eu l’idée géniale, lumineuse, de faire sa police et de voir si tu étais rentré à l’hôtel, et à deux heures et demie, j’ai perdu le contrôle de moi-même, et j’ai décidé, oui, décidé que je parlerais et que j’en finirais avec ce silence !

Oh ! Tu peux te taire, tu peux lire ton journal, tu peux te réfugier derrière ton journal. Je m’en fous ! Je ne serai pas ta dupe. Je te vois, je te vois malgré le journal. Ha, ha !Ma scène t’embête, hein ? Tu ne t’y attendais pas. Tu te disais "C’est une victime, profitons-en" ! Eh bien non, non, non, non et non, je refuse d’être une victime et de me laisser cuire à petit feu. Je vivrai, je lutterai, et j’obtiendrai gain de cause

Je t’aime. C’est entendu. Je t’aime et c’est ta force. Toi, tu prétends que tu m’aimes. Mais tu ne m’aimes pas, Émile. Si tu m’aimais, tu ne me ferais pas attendre, tu ne me tourmenterais pas à chaque minute, à traîner de boîte en boîte et à me faire attendre. Je me ronge. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Tiens : un fantôme ! Un vrai fantôme. Un fantôme couvert de chaînes, de toutes les chaînes que tu m’accroches. Un fantôme dans une oubliette

Je sais ce que tu voudrais. Je le sais. Tu voudrais pouvoir aller et venir, faire tout ce qui te passe par la tête, coucher avec la terre entière et savoir que moi, moi que tu aimes, ha, ha, ha, paraît-il, je suis enfermée à triple tour dans un coffre-fort dont tu tiens la clef dans ta poche. Et alors, tu serais tranquille ! C’est ignoble. Ignoble !

Émile !

Oh! Bon. Continue, lis ton journal, lis ton journalIl y a beau temps que tu dois avoir fini de le lire ! Je te conseille de le relire, de le lire de haut en bas et de bas en haut, de gauche à droite et de droite à gaucheTu es grotesque. Voilà ce que tu es. Tu es grotesqueMonsieur est calme. Monsieur veut me prouver qu’il est calmeEt moi, je ne suis pas calme, dis ? Je suis le calme ! Un modèle de calme ! Je ne connais pas beaucoup de femmes qui conserveraient leur calme au point où je garde le mien !Il y a longtemps qu’une autre t’aurait arraché ce journal ou t’aurait obligé à répondre quelque chose ! Moi pas !J’ai décidé que je conserverais mon calme et je le conserveraiC’est toi qui manques de calme ! Je ne suis pas folleJe vois ta jambe qui tremble, tes mains qui blanchissentTu crèves de rage ! Tu crèves de rage parce que tu te sais en faute

Où étais-tu ?J’ai téléphoné chez Totor, tu venais de partir, avec une poule sans douteSans doute avec cette poule immonde chez laquelle tu couches quand tu me dis que tes collègues te demandent de monter à MarseilleTais-toi ! Je la connais et je te connaisUne femme qui a le double de ton âge, qui s’habille au marché aux puces. Les gens se retournent dans la rue !Et voilà la poule que Monsieur trouve ! Et voilà la poule avec laquelle il me trompe !Encore, j’apprendrais que tu me trompes avec une petite fille fraîche, neuve, que tu lances, que tu as dans la peau… Je ne dis pas que ça m’enchanterait, non ! Mais je te trouverais des excuses. Mais là, une vieille femme, même pas riche, et qui te rapporte quoi ?Hum ? Quoi ? Je te le demande ! Enfin, les hommes sont fous ! Fous et vicieux et funestes. Funestes. Car tu es funeste. Eh bien, voilà le mot, je le cherchais. Tu es funeste !

Et ma santé ? Tu y penses à ma santé ? Tu t’en fous, hein ? Si je crevais, je te débarrasseraisTu crois que ça l’arrange, ma santé, d’attendre, d’attendre, d’attendre toujours. D’aller de cette fenêtre à cette porte ou de cette porte à cette fenêtre ?Il n’y avait pas de téléphone dans cet hôtel infect. Je l’ai fait poser. Pourquoi ? Pour que Monsieur puisse me rassurer, me dire "J’ai une affaire, je suis à tel et tel endroit, ne t’inquiète pas, mon amour, je rentre tout de suite."Dépense inutile : c’est ta sœur qui téléphone !

Le téléphone est devenu un instrument de supplice en plus. Il y avait l’ascenseur. Il y avait la sonnette d’en bas. Il y avait les clefs dans les portes. Il y avait la pendule. Maintenant il y a le téléphone. Ce téléphone que je regarde, que je dévore des yeux, et, et le silence. Jamais Monsieur n’aurait l’idée, où il se trouve, Dieu sait où – chut ! Je préfère l’ignorer - jamais il n’aurait l’idée de se dire "Elle crève toute seule à l’hôtel, c'est pas difficile, je vais donner un coup de téléphone."Ha, ha, ha ! Ça s'rait trop de peine, faudrait allonger le bras. Prouver à la poule avec laquelle tu es que tu en as une autre à la maison. Sortir de ton mystère, de ton "mutisme"

Émile ! Tu t’obstines ? Tu t’accroches à ce journal ? Un, deux, trois ! Très bien !Je continuerai ! Je continuerai car je sais que tu écoutes et que je t’embêteLe sort en est jeté ! Je te sortirai tout le paquet. Je te dirai tout ce que j’entasse depuis des mois. Je te dirai tout ce que j’ai sur le cœur !Une patate ! Ça s’appelle une patate ! J’ai une patate sur le cœur. Une patate énorme, énorme ! Et il faut qu’elle sorte. Il faut qu’elle sorte ou, ou j’en étoufferai

Et tes mensonges ? Quel menteur tu es ! Tu mens comme tu respires !Tu mens, tu mens, tu mens, tu mens ! Tu mens à propos de bottes et continuellementSi tu me dis que tu vas t’acheter une boîte d'allumettes, c’est faux. Tu vas prendre un bock et vice versa. Tu mens pour le plaisir, par habitudeTiens, l’autre jour, tu m’as raconté que tu allais chez ton dentiste. Moi, je me doute de ton mensonge, je me poste devant l’hôtel de ta vieille poule et je t’ai vu sortirNe dis pas non, ne jure pas sur ta mère ! Je t’ai vu !Tu n’avais pas besoin de me parler du dentiste. Il est vrai que d’aller chez le dentiste ou chez cette vieille poule, ça ne doit pas être beaucoup plus agréableEnfin, ça te regarde. Fais ce que tu veux. Non, ce qui me révolte, c’est le mensongeTu mens tellement que tu t’embrouilles dans tes mensonges, que tu te prends les pieds dans tes mensonges. Tu oublies ce que tu racontes et on est gêné pour toiJe te l’affirme, moi, il m’arrive de rougir quand je t’écoute raconter des histoires qui n’ont ni queue ni tête. Et tu as un aplomb, un aplomb !Remarque, je suis certaine que dois mentir aussi à l’autre. À l'autre ? Aux autres ! Et que ton existence doit avoir la complication d’un cauchemar

Dans le temps, au début, j’étais jalouse de ton sommeilJe me demandais "Où va-t-il quand il dort ? Qui voit-il ?" Tu souriais, tu te détendais, et je me mettais à haïr les personnages de tes rêvesJe te réveillais souvent pour que tu les plaques. Et toi tu aimais rêver. Notre vie n’était pas drôle. Tu aimais rêver et tu étais furieux que je te réveilleMais ta figure béate, je ne la supportais pasMaintenant, si tu dors, je me dis "Me voilà tranquille, il est là. Je peux le dorloter, le toucher, le regarder."Moi je dors mal. Je ne dors presque jamais. Alors je me dis "Il est là, il ne court pas à droite et à gauche. Je l’ai, je le garde."

Émile… Émile ! Je te jure que tu me pousseras à commettre un crime ou tu me pousseras à tout casser, c’est toi qui commettrais un crime, qui tirerais, qui te ferais mettre en tôle. Ah ! Tu te vois en tôle, dis ?

Écoute-moi bien. J’ai pu te parler avec patience. Seulement je te préviens que ma patience est à bout. Si, dans trois minutes… Non, tiens, je vais compter jusqu’à trois. Si quand j’aurai compté jusqu’à trois, tu ne lâches pas ce journal, je te préviens, Émile, que je ferai un malheur

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux…

(sonnerie de téléphone)

Vingt-trois…Tu as de la chance ! Allo ! Allo ! De la part de qui ? Mais non, ce n’est pas la bonne ! Monsieur Émile ? Monsieur Émile lit son journal. Ah… C’est vous ! Ouais ! Parfaitement, attendez !

(La main sur le combiné, à Émile.)

Daigneras-tu répondre ? C’est ta vieille poule

(Silence.)

Elle te demande

(Silence.)

Non, Madame. Oui, je lui ai dit que c’était vous. Il refuse de se déranger. Je vous répète qu’il lit son journal ! Pfffff…Émile, veux-tu venir oui ou non ?Non. C’est non… Ah, mais, Madame, je n’y peux rien… Ah vraiment ? Vraiment ? Vous êtes charmante ! Il refuse de vous parler, que voulez-vous que, j’y fasse ? Oh !

(Elle raccroche.)

Salope !

(Elle s’approche d’Emile.)

Merci, Émile. Tu as été très chicJe n’aurais jamais cru que tu serais aussi chicC'est vrai, je serais morte de honte si tu avais parlé à cette femme. Émile… J' suis… J' suis embêtante, hein ? Avoue ? Émile, pardonne-moi, va… Embrasse-moi…

(Elle écarte le journal, Émile dort, sa cigarette tombée.)

Ho, y dort ! Émile ! Émile, réveille-toi ! Émile ! Émile !Ta vieille poule a téléphoné ! Ta vieille poule a téléphoné ! Ta vieille poule a téléphoné ! J’ai cru que tu refusais de lui répondre et de lui parler… Oh… Émile ?

Émile la repousse d’un geste brusque. Il s'étire, se lève, allume sa cigarette et se dirige vers le cabinet de toilette. Elle le suit, il se rhabille.

Émile, Émile ! Tu te rhabilles ? Ah, prends garde. Je vais me jeter par la fenêtre ! Je vais m' tuer !

Elle ouvre la fenêtre et jette son mégot. Émile entre dans le cabinet de toilette sans qu'elle le voie. Elle quitte la fenêtre et, devant la chambre vide, devient folle.

Où es-tu, Émile ? Émile ?

(Il sort du cabinet de toilette.)

Ho ! Tu m'as fait peur ! J' te voyais plus, j' te croyais sorti

(Il se peigne.)

Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu as ? Tu te rhabilles ?

(Il met son veston)

Tu… Tu sors ? C’est impossible ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Émile, réponds-moi… Réponds quelque chose ! Tu es trop dur, trop féroce. J’attends… J’attends… J’attends à en crever. Enfin tu arrives. J’ai à te parler, je te parle, tu te plonges dans la lecture d’un journal, et tu t’es endormi ! Alors, quoi, tu n’as même pas entendu ce que j’avais à te dire ! Ah, c’est trop fort ! M’en, m'en vouloir et me punir, de quoi ?

(Elle s’accroche. Il la repousse et ferme son veston.)

Écoute, Émile, je reconnais que j’ai été violente, que tu détestes entendre la vérité… Non, non, au moins certaines choses qui t’ennuient. Émile, dis quelque chose… Parle, ouvre la bouche ! Ne reste pas comme une borne, comme une statue !

(Il met son manteau.)

Hein ? Quoi ? Tu mets ton manteau ? Ah, non, tu ne sortiras plus ! J’ai trop souffert, je ne te laisserai plus sortirÉmile, aie pitié de moi, aie du cœurTu as du cœur, et tu m'aimes… Si tu m’aimais pas, tu ne rentrerais pas, et tu rentres ! Tu rentres en retard, mais tu rentresC’est que tu tiens à moi. C’est que c’est pas fini. Émile, jure-moi que c’est pas fini

(Émile va au téléphone et compose un numéro. Elle s'accroche à son bras.)

Émile, tu n’as pas le droit ! Pense à tout ce que j’ai fait pour toi !Non ! C’est pas ce que je voulais dire ! Je sais bien que j’ai rien fait pour toi, que j’avais rien à faire et que si j’avais fait la moindre chose, c’était trop naturel.Tu m'en veux parce que je parle ?

Pardon, Émile, je serai sage. Je ne me plaindrai pas. Je me tairai, là. Là, je me tairai.Je te coucherai, je te borderai, tu dormiras et je te regarderai dormir, et tu auras des rêves et dans les rêves tu iras où tu veux, tu me tromperas avec qui tu veux… Mais reste ! Reste ! Reste… Je mourrais s’il fallait t’attendre demain ou après-demain

(Émile ouvre la porte. Elle s’accroche à lui)

Émile, je t'en conjure, c'est trop atroce ! Émile ! Reste ! Ah, Émile, regarde-moi ! J’accepte ! Tu peux mentir, mentir, mentir et me faire attendre. J’attendrai, Émile ! J’attendrai autant que tu voudras…

(Émile la repousse et sort en claquant la porte — Elle court à la fenêtre pendant que le rideau tombe.)

Oh ! Émile ! Émile ! Émile ! Émile ! Émile ! Émile ! Oh… Oh… Oh… Émile… Oh…

"Obstinément, tu es làJ'ai beau chercher à m'en défaireTu es toujours près de moiJe t'ai dans la peauY a rien à faireTu es partout sur mon corpsJ'ai froid, j'ai chaudJe sens tes lèvres sur ma peauY a rien à faire

J' t'ai dans la peau!"

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